vendredi 12 septembre 2014

Ju-jitsu et judo

Quand j'avais 22 ans et que j'avais peur de me faire agresser dans la rue, un jour, je me suis inscrite à un cours d'auto-défense féminine dans un club d'arts martiaux. C'est ainsi que j'ai commencé à faire du ju-jitsu (ou jujitsu, ou jiu-jitsu, comme vous voulez). En fait, en dehors du fait que ce cours-là n'acceptait que des élèves femmes, et que certaines techniques étaient un peu plus orientées "mettre hors d'état de nuire un gros malabar", c'était un cours de ju-jitsu classique, avec le salut en début de cours, un échauffement, les mouvements qu'on répète à deux, un combat au sol à la fin. J'ai vite compris que ça ne m'aiderait pas beaucoup en cas d'agression.
Mais j'ai adoré ces leçons.
Me fatiguer, transpirer, j'aime. Me concentrer sur ce que doit faire mon corps, répéter un mouvement jusqu'à ce qu'il soit réussi, j'aime. Me vider la tête en me défoulant à fond, j'aime. Tournoyer dans l'air et retomber avec une roulade sans me faire mal, j'aime !

Pendant quatre mois, j'y suis allée deux fois par semaine. J'ai vite trouvé une partenaire régulière, une fille sympa avec qui je riais beaucoup, et nous avons passé notre ceinture jaune ensemble. Et puis je suis partie à Londres. Quand je suis revenue et que j'ai recommencé à aller au cours, j'ai eu un choc. Ma partenaire était devenue ceinture marron, et c'était elle qui dirigeait l'échauffement.
Bon, mais moi j'avais appris l'anglais, trouvé un boulot et ramené un amoureux, na.

Je me suis tout de même réinscrite, vaillamment, et j'ai même eu le temps de passer ma ceinture orange avant de tomber enceinte du Grand.
Quand je suis revenue deux ans plus tard, mon ex-partenaire était devenue ceinture noire depuis belle lurette.
Bon, mais moi j'avais eu un gamin et commencé ma carrière de traductrice, na.

Obstinée, je m'y suis remise. J'ai trouvé un autre partenaire, un garçon trèèès beau et trèèès sympa. J'adorais me rouler sur lui pendant les combats au sol. (Ben quoi ?) Cela ne risquait guère d'aller plus loin, d'abord parce que je n'étais pas libre, ensuite parce que ce garçon avait dix ans de moins que moi, et enfin parce qu'il était homosexuel. N'empêche qu'on travaillait très bien ensemble. Nous avons même passé notre ceinture verte en binôme. Je n'allais plus aux leçons qu'une fois par semaine, par manque de temps : tous les mercredi soir. Je revenais en vélo, trempée de sueur de la tête aux pieds, échevelée, couverte de bleus. J'avais le temps d'aller embrasser le Grand, alors âgé de trois ou quatre ans, avant de me doucher. Le gamin se plaignait que j'étais "toute sale de ju-jitsu". Darling, lui, me disait que j'étais belle. Les yeux brillants et les joues rouges, sans doute. Ou le sourire épanoui, peut-être. Ou la trouille que je ne lui propose de lui montrer ce que j'avais appris ?

J'ai encore passé des petits bouts de ceinture bleue – mon prof se moquait de moi, "la ceinture verte la plus ancienne de tout le dojo" – avant de retomber enceinte. Plusieurs grossesses, pas de bébés, une grossesse, deux bébés, une grossesse, un bébé. J'ai l'impression de n'avoir fait que ça pendant des années. Et puis j'ai eu de plus en plus de boulot.
Je ne suis plus jamais allée en cours.
Mais ça m'a toujours manqué.

Cet été, j'ai donc pris une bonne résolution. Darling peut gérer les quatre enfants tout seul un soir par semaine. C'est décidé, à la rentrée, je m'y remets !

Hélas, il n'y a pas de cours de ju-jitsu dans ma banlieue, ni dans les communes voisines. En revanche, il y a des cours de judo. Samedi dernier, au village des associations, je suis allée discuter avec l'un des profs. Il m'a dit que c'était assez différent, mais qu'il y avait aussi beaucoup de points communs. Que le ju-jitsu ressemblait plus à une chorégraphie, que le judo apprenait plus à se battre. Cela ne m'a pas enchantée. J'aimais bien le côté "on fait le mouvement chacun son tour", moi. Je ne raffole pas de la compétition. Les coups m'intéressaient beaucoup moins que les projections et les clefs. J'aimais bien avoir un partenaire, et non un adversaire. Mais quand on ne peut pas avoir ce qu'on veut, il faut vouloir ce qu'on a, pas vrai ?
— Venez donc faire quelques cours d'essai, si vous voulez, m'a proposé le prof. Pour les adultes, c'est le vendredi à 20h.
L'un des jours de la semaine où Darling peut se débrouiller pour rentrer un peu moins tard que d'habitude. Ce n'est pas un signe du destin, ça ?

Tout à l'heure, j'ai donc fouillé au fond de mon placard, et retrouvé mon bon vieux kimono qui m'attendait sagement depuis sept ou huit ans. J'ai fouillé dans un tiroir, et j'ai retrouvé toutes mes ceintures ; après réflexion, j'ai pris la blanche. J'ai fouillé dans mon bureau, et j'ai retrouvé la carte de ma progression au ju-jitsu. J'ai mis tout ça dans un sac, avec un chéquier et un certificat médical périmé, et puis j'ai grignoté quelque chose, et j'ai enfourché mon vélo.

Sur le chemin, en pédalant de toutes mes forces à côté des automobilistes bloqués dans les embouteillages (mais que font toutes ces bagnoles partout à 20h ?), je me préparais mentalement. OK, je risquais d'être la seule femme, et peut-être l'élève la plus âgée. Mais qu'importe ! Je vais leur montrer ce que je vaux ! Je vais faire honneur à mon prof de ju-jitsu ! Je vais prouver que je n'ai rien oublié ! Je vais passer de la ceinture blanche à la ceinture bleue en trois séances ! Je vais démontrer que le ju-jitsu vaut mieux que le judo ! Je vais les éblouir avec mes chutes spectaculaires, et mes projections pharamineuses ! Ipontsoénagué, et koutchigari, et maouachiguéri, etc, je me souviens de tout (même si je n'ai jamais su comment ça s'écrivait) ! Jamais ce dojo n'aura vu une respectable mère de famille et intello proche de la quarantaine aussi en forme que moi ! Des étincelles, je vais faire des étincelles, je vous dis !

J'ai trouvé le gymnase, j'ai attaché mon vélo – même que j'ai dû m'y reprendre à trois fois parce que je n'arrêtais pas de faire tomber la clef ou l'antivol, mais je n'étais pas nerveuse, non non non –, et puis j'ai pris le sac avec le kimono et je me suis dirigée vers l'accueil d'un pas martial, la tête haute, passant fièrement devant les badauds qui traînaient par là. Oui, mesdames et messieurs, c'est une future ceinture noire qui se pavane devant vous !

A l'accueil, le type, genre basketteur, était en train de plaisanter avec pas moins de trois ou quatre donzelles. Jolies, d'ailleurs. Mais sûrement nulles en coup-de-poing-latéral-clef-de-bras-projection-d'épaule. Je me suis raclé la gorge pour attirer son attention. On ose faire attendre la future star du dojo ?

— Pardon, madame. Que puis-je faire pour vous ?
— C'est bien ici, les cours de judo ?
— Ah oui, c'est ici. Mais les cours ne commencent que la semaine prochaine.




Du coup, j'ai fait une grande balade à vélo en rentrant, et j'ai vu le soleil se coucher sur la rivière.

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