mardi 26 novembre 2013

Un ouvrier bavard

Depuis hier matin, j'ai cinq ouvriers dans mon jardin. Ils sont là pour me débarrasser de la vieille fosse septique, des odeurs immondes et des moustiques (ceux-ci ne sont pas mentionnés sur le devis, mais ça va avec, du moins on espère). Je les bichonne (les ouvriers, pas les moustiques), d'abord parce que je n'aimerais pas être à leur place, et ensuite parce que je veux qu'ils soient motivés et qu'ils fassent du bon boulot. Je leur sers le café dans des tasses à fleurs avec un sucrier assorti, je leur propose de l'eau, je leur offre même des biscuits faits maison.

Hier, en début d'après-midi, quatre d'entre eux sont partis avec le camion chercher du sable et des matériaux divers et variés. Le cinquième est resté là à les attendre. Au bout de quelques minutes, je me suis rendu compte qu'il était assis tout seul dans le jardin, désœuvré et transi. J'ai eu pitié, et je lui ai proposé de venir à l'intérieur. Il a pris place sur une chaise, face à un café fumant, et moi je suis retournée m'asseoir à mon bureau :
— Excusez-moi, je dois travailler.

Alors, où en étais-je... Ah oui, au milieu de cette page. Donc... Les magiciens sont dangereux, lui dit...

— Vous travaillez chez vous ? Vous faites quoi ?
— Je suis traductrice.
— Ah oui ? Qu'est-ce que vous traduisez ?
— Des livres pour enfants et pour adolescents.

Reprenons. Les magiciens sont dangereux, lui dit Sally. C'est...

— Dans quelle langue ?
— Depuis trois langues, mais toujours vers le français, parce qu'on traduit toujours vers la langue qu'on maîtrise le mieux.
— Et vous travaillez combien d'heures par jour ?
— Eh bien, je suis censée faire un temps plein, donc comme je n'ai pas le temps de travailler assez en journée avant d'aller chercher mes enfants, surtout si j'ai quelque chose à faire ou si on me dérange, je dois m'y remettre tous les soirs jusqu'à 23h, au moins.

Peut-être a-t-il compris le message ? Allons-y. ... lui dit Sally. C'est pour ça que la reine...

— Et après, il y a votre nom sur la couverture ?
— Parfois, mais le plus souvent c'est à l'intérieur du livre, en page de garde.
— Vous pouvez me montrer un livre que vous avez traduit ?
— Oui, tenez, regardez, celui-ci, Journal de Machintruc, c'est moi qui l'ai traduit. Mon nom est là, vous voyez. Tenez, je vous le prête.

Avec un peu de chance, il va se mettre à lire. Alors, voyons... C'est pour ça que la reine a ordonné...

— C'est un journal intime ? Comme celui d'Anne Frank ?
— Heu, oui, c'est ça, mais c'est plus gai. C'est un roman humoristique. Alors que celui que je traduis en ce moment est plus dramatique. Plus difficile à traduire. Il faut que je me concentre beaucoup plus.

Ce n'est pas vrai, bien sûr (un roman humoristique peut même être plus difficile, surtout s'il est bourré de plaisanteries et jeux de mots), mais j'espère que cette fois, il va saisir l'insinuation. Je me remets à taper. ... que la reine a ordonné que les magiciens...

— Alors comme ça, votre prénom c'est Fofo ? Moi je m'appelle Henri.
— Ah oui ?
— Je viens de Martinique, vous savez. Je suis arrivé ici l'année dernière.
— Vraiment ?

... ordonné que les magiciens... Attends un peu, je n'avais pas déjà le mot "magiciens" à la phrase précédente ?

— Au début j'étais couvreur, mais j'ai eu des problèmes avec mon patron, patati patata, alors voilà, je suis dans cette société d'assainissement.
— D'accord.
— Mais il n'y a pas de sot métier, pas vrai ? Et puis c'est utile, au moins, comme boulot.
— Tout à fait.

Si, je viens déjà d'utiliser le mot "magicien". Reformulons. La magie est dangereuse, lui dit Saly. C'est pour ça que la reine a ordonné que ceux qui la pratiquent...

— Cela dit, vous, vous faites un métier plus reposant.
— Mmm.
— Mais il faut beaucoup réfléchir, non ?
— Oui, il faut absolument pouvoir se concentrer. C'est pour ça que je ne peux pas travailler quand mes enfants sont là, ou quand on me parle.

Cette fois, j'ai été directe, non ? Il va sûrement se taire. Je m'y remets. ... que tous ceux qui la pratiquent soient immédiatement...

— Vous avez une belle maison. Elle date de quand ?

Les autres ouvriers ont mis deux heures pour faire l'aller-retour avec leur camion. Deux heures.
J'ai traduit trois lignes en deux heures.


— Quand tu lui as proposé de venir prendre un café pendant que ses collègues et ton mari étaient absents, il a dû se faire des idées, s'est esclaffé Darling, le soir, quand je me suis lamentée. Dans les films, enfin, dans certains films, c'est comme ça que ça se passe...


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